Je me rends compte que les choses évoluent rapidement, trop pour moi, peut être même. Je ne sais pas du tout quelles sont les conséquences que cette rencontre pourra avoir, mais je sens déjà que je suis dépassé, obsolète, devant une connaissance du monde qui a été bouleversée par de nouvelles informations. Je suis bien fou et je ne suis pas le seul. Ma quête, si elle a une utilité, n'est pourtant pas la meilleure qui soit. Elle n'est pas la plus adaptée, car en rencontrant une cible qui me ressemblait autant, la cible parfaite... Je me rends compte que la tuer n'apportera rien. Que cela ne résoudra rien. Pour la première fois, elle ne veut pas mourir, cette cible-là, et surtout en sus elle ne se montre pas du tout touchée par la mort des siens. D'ordinaire, même si l'instinct de survie peut reprendre le dessus, ces gens-là sont avant tout déterminés à revoir leurs proches une dernière fois, ou comprennent de manière souvent assez paradoxale, voire religieuse, ma quête de correction des défauts du destin. La jeune femme apprécie ce que je fais. C'est bien la première fois. Et c'est horriblement déstabilisant. J'affronte pourtant la vérité. Ce que je suis.


Cette victime-là est mon propre miroir, et il est temps de payer.


| ... Oui. Pour moi. Pour Dieu. Pour le Destin. Pour ce que tu veux. J'aurais dû mourir. Et toi aussi. |


J'ai comme l'impression que la jeune femme ne comprend pas mais au final, qu'importe ? Ma croisade ne regarde que la Mort et moi, nul autre n'est concerné. Je me rends bien compte que ma crédibilité et ma foi en prennent un coup mais qu'importe. Je soutiens le regard de la tarée.


| Le destin existe bien. Tu crois que ce n'est qu'accidentel, ta survie, la mienne... Cette rencontre ? Non. C'est le destin. Mon propre était de le décrypter, mais maintenant... |


Rouge me questionne, elle furette et veut savoir. Je ne veux rien dire dans un premier temps. Pourtant, je me rends compte en la regardant de ce que je suis, et de l'opportunité qui se présente à nous. C'est assez intangible comme sentiment, mais je ressens la nécessité d'être venu jusqu'ici, avec plus de force que précédemment. Elle n'était pas une victime comme les autres.


| C'est ça. Pourquoi ? En quoi serait-ce un problème ? Toi tu passes bien ton temps à cacher ta folie en pleine lumière, en en faisant un argument de vente de tes talents. J'use des miens. |


La belle me tire vers elle par la cravate et m'enserre à nouveau entre ses jambes. Je me sens fébrile bien sûr, mais si je ressens de l'attirance pour elle j'ai dû me contrôler depuis des années à tous niveaux, en matière d'émotions. Part obligatoire de mon travail, sans aucun doute. Il n'en reste pas moins que je médite ses paroles, vile tentatrice qui m'achète de son corps et de ses paroles doucereuses. Je reporte mon regard vers elle, le rivant dans le fin fond de sa folie alors que nos corps sont pressés l'un contre l'autre par sa prise.


| Oui, j'ai parfois besoin d'aide. J'ai des moyens limités. Tu es douée pour te faire passer pour quelqu'un d'autre. Tu es comme moi. Si tu meurs, tu ne manqueras à personne et c'est aussi la finalité de la chose, de mourir. Alors si t'es prête à t'engager là dedans... |


Je m'écarte d'elle, la repoussant brutalement


| Mais il n'y aura rien d'autre. Ce sera peut-être un jeu pour toi, mais j'aime ma femme. Je n'ai pas l'intention de te tomber entre les griffes. Alliés pour donner la mort si c'est notre mission, l'explication de notre survie. Mais tu n'auras rien de moi. |

Je souris, désabusée et amusée à la fois. Par tous les saints. A la limite du fanatisme. Il y croit tellement. Il ne voulait pas juste me tuer, il voulait vraiment l’aider et l’apaiser. Quelle folie. Il est bien pire que moi. Moi, je suis simplement… légèrement narcissique et quoi ? Insensible ? Oui, insensible et cruelle. Enfin, je me rends compte quand je fais du mal aux gens. C’est simplement que dans le meilleur des cas, je m'en fous, et dans le pire, ben j’aime ça. Lui… il pense faire le bien. Ce qui est juste. Je hoche la tête, sans rien ajouter. Je lui ai déjà dit que si j’avais dû mourir, je ne serais pas capable de faire tout cela. S’il se persuade du contraire, grand bien lui fasse.
Il ouvre les yeux et me fixe. Oh, ce n’est pas totalement faux. Toutefois…

« Peut-être est-ce le destin. Dans ce cas, tu ne devais pas mourir avec les tiens. Elle non plus. Et nous étions faits pour nous croiser, toi et moi. Pour nous rencontrer. J’aime bien cette idée.
Mais je préfère me dire que je suis seule maître de ma vie. Et que ce ne sont pas des billes lancées au hasard qui dirige mon existence…  »Je grimace. « Enfin, avec elle. Mais je m’y fais… »

Et lui, que fait-il ? Existe-t-il encore vraiment ? La question m’obnubile. Peut-on être encore en vie, peut-on encore prétendre exister en ne faisant que survivre, avec un but si…ironique ? Quel intérêt ? Cela doit être si triste et si morne.
Je lui souris.

« Oh non mon chou. Elle a toujours été douée. Alors même que je n’étais qu’un murmure lointain, elle faisait déjà pleurer et rire les foules. Et je ne me cache pas. » Je réfléchis une seconde. « Ou si sans doute un peu. Je n’ai aucune envie de mourir, tu le sais. Et j’ai tendance à me faire remarquer quand je reste trop longtemps. Mais quand je suis là, je vis. Toi, non. Je ne comprends pas. Ce n’est pas un problème, je m’en fous. Mais je n’aime pas ne pas comprendre. »

Je l’amène contre moi, et pose mes mains sur lui. Suivant du regard mes mains qui courent sur lui, je lui réponds. Et je lui propose mon aide. Oui, c’est risible. Mon aide… Si on veut. Ce sera amusant. Une pseudo chasse à l’homme. Avec mise à mort. De quoi m’égayer pour des heures. Pour un peu, je sautillerais sur place en tapant dans mes mains.
Je lui rends son regard et je m’y perds, avant de rire à nouveau. S’il savait à quel point je suis douée. Mais non, gardons ça pour plus tard. Il en sait déjà beaucoup. Trop peut-être. Je ris encore alors que je secoue la tête.

« Non. La finalité est le jeu. La finalité de la chose, c’est au contraire de s’amuser et de vivre. C’est là-dessus que tu te leurres. Mais peut-être t’en rendras tu comptes. » Je lui souris, avec une nouvelle idée lumineuse. « Je t’y aiderais tiens ! A comprendre la joie des distractions et le bonheur des frivolités. On s’amusera bien ! Les plaisirs sont si faciles à saisir ici.
Et je ne mourrais pas, surtout si je ne manque à personne. Là encore, il n’y aurait aucun intérêt si personne ne me pleure. » J’écarte les bras, toujours rieuse. « Et regardes-moi. Ce serait une honte. Non, je n’ai pas envie de mourir. On évitera. »

Il me repousse brutalement et croit nécessaire de me préciser que nous en resterons à une relation professionnelle. Mon sourire se fane et je le fixe. Ma langue claque. La tête penchée sur le côté, je l’observe. Avant de sourire doucement. Un sourire que j’ai volé à Laura. Un sourire doux et attentionné.
Rien de lui… et mon attention à son égard se fait encore plus intense. J’aime les défis.  

« Quand est-elle morte ? Toi tu sais tant de choses sur elle, moi, je ne sais rien de toi, ce n’est pas juste. Elle était jolie ? Tu avais des enfants ?
Tu as gardé leurs affaires ? Parce qu’elle oui. Elle a toujours une photo d’eux, et l’échographie aussi. J’ai essayé de jeter certains trucs, elle est allée les chercher dans la benne en pleine nuit en chemise de nuit… » Je hausse les épaules. « C’était amusant… mais bon… » J’avais arrêté, parce que ça revenait un peu à me torturer moi-même. J’ai beaucoup de défaut, mais je ne suis pas encore masochiste.

« Je suis curieuse ? Mais je n’arrive pas à saisir. A quoi bon se rattacher à des choses qui ne sont plus ? Le soleil brille. Les roses sont toujours aussi belles. Les hommes sont toujours aussi crédules. Et ils créent de nouveaux parfums de glaces chaque semaine.
Ce qui n’est plus n’est plus. Et de fabuleuses choses apparaissent tous les jours. »

Ça me dépasse. Enfin, il pourra dire ce qu’il veut au final, c’est négligeable et vain. Et bien au-delà de ma compréhension.
Je soupire et me relève d’une poussée. Je me verse un autre verre et je fais un pas pour le servir à nouveau.

« Aimes donc ta femme. Je ne t’en demande pas tant, quelle idée. Alliés est déjà un bien grand mot. »

Je lève mon verre pour trinquer. Je souris.

« Donner la mort, ça me convient Mirror. »

Et bien sûr que si tu tomberas mon trésor. Tu es déjà si proche.

Que comprend-t-on quand on contemple sa propre folie ? Sa propre noirceur ? C'est une impression étrange. Indéfinissable. Il y a quelque chose de pas net là-dedans. On se reconnaît, mais ce n'est pas vraiment nous. On y retrouve une lueur, la flammèche symbolisant l'âme. Tordue et torturée, qui coule de chaque côté mais finit toujours par se recentrer, plus droite et plus forte, pour de nouveau être soufflée. C'est impossible à maintenir. Ce statu quo douloureux n'est qu'éphémère. Pourtant, on n'a pas le choix. L'instinct de survie. J'ai été incapable de presser la détente quand je me suis enfoncé mon canon dans la bouche, frémissant et tremblant de partout à l'idée horrible d'être incapable de faire ce qui était nécessaire. Cette femme-là, cette victime, a eu le même problème. Sauf qu'elle a coupé court à son propre dilemme intérieur en évinçant toute une partie de sa personnalité pour lui laisser toute liberté de s'affranchir de ses propres limites. J'ai parfois du mal à la suivre, mais c'est ainsi. Chacun ses moyens d'y parvenir. Je ne sais pas si un jour cette partie là d'elle-même, je ne sais pas si ce tronçon de sa personnalité sera capable d'un jour appréhender l'horreur de sa survie, mais je me fiche de la convertir. Je ne peux m'empêcher de ricaner sans joie, bourré d'ironie, quand elle me dit être maîtresse de son destin.


| Tu en es tellement maître que tu as pété un boulon, pas vrai ? Le contrôle n'est qu'illusion. J'ai appris avec le temps qu'on contrôlait infiniment plus le destin des autres que celui qui nous est propre. Tu m'as appris ce soir que je n'avais pas raison dans tous les cas, mais je sais pourtant que j'ai loin d'avoir tord. |


Sa manière de parler dégouline de sensualité, de folie, de ténèbres. Je comprends ce que je soupçonnais déjà ; cette fille est malade et elle n'est plus du tout saine d'esprit. Dédoublement de personnalité, ou quelque chose du genre. Me faites pas chier, je suis pas un putain de psy. Je hausse les épaules quand elle me dit ne pas aimer comprendre. Qu'ai-je vraiment à lui expliquer ? Elle ne peut ni ne veut comprendre. Et elle n'est rien pour moi, ni moi pour elle. On s'est déjà partagé bien trop de noirceur pour continuer sur notre lancer, le monde n'en serait qu'encore plus ténébreux. Je la dévisage, sombre.


| Je ne veux pas de ton aide pour savourer quoi que ce soit. Laisse moi le goût des cendres. Soit, tu feras tout pour ne pas mourir. Tant que tu ne te mets pas entre moi et ma destinée... |


J'imaginais assez bien qu'il était difficile de raisonner avec quelqu'un d'aussi fou que soi-même. Je ne sais pas ensuite ce que je dois voir dans son regard mais je choisis d'ignorer. Je sens que cette femme est ma malédiction, le reflet de ce que je suis, tout ce que je mérite. Mon regard se fait infiniment plus venimeux quand elle me parle de ma famille. Je trouve son anecdote pathétique et dérangeante. Assez horrible. Mais énoncée sur un tel ton... Cette fille est un danger. Pour le bien de ma cause, elle devra se faire tuer, même si je n'ai pas été capable de le faire moi-même.


| Ne me parle pas d'eux. Jamais. Si tu ne peux pas comprendre, je ne peux pas non plus te l'expliquer. Tout ça, je ne le fais pas pour eux mais parce que je ne peux pas être avec eux. Ok ? |


Nous tombons donc finalement sur notre accord, et je trinque, aussi sombre et fermé qu'elle est amusée et joviale.


| Alors je te recontacterai, Rouge. Puisque je n'ai pas pu te tuer, puisque nous sommes deux damnés, nous serons amenés à faire couler encore un peu plus de sang. Pour le meilleur et pour le pire. |


Je repousse ses jambes, vide mon verre et le pose retourné sur la tablette avant de me retirer, d'un dernier regard.


Que voit-on quand on contemple le reflet de son âme ? Maintenant, je sais.